Lettre ouverte à ceux qui ne sont responsables de rien, mais qui ont pour mission de gérer l’approvisionnement alimentaire des masses.

Au sujet de l’identification électronique des petits ruminants et plus généralement de la traçabilité des denrées alimentaires

Lettre qui circule dans la drôme auprès des personnes qui ne supportent plus la domestication et la gestion par l’état et ses valets.
Mesdames, Messieurs les administrateurs du bien public,
Je viens de subir, ce mercredi 11 juin 2014, un quatrième contrôle en cinq ans par les services délégués de l’Agence des Services et des Paiements (ASP) pour le compte de l’administration agricole française concernant la conduite de mes troupeaux de brebis et de vaches. Compte tenu de la fréquence habituelle des contrôles dans les fermes françaises, reconnue statistiquement comme se répétant en moyenne une fois tous les dix ans sur une même ferme, il serait sans doute de bon ton d’épingler le scandale d’un acharnement à mon égard ; où l’on voudrait discerner une volonté politique de me mettre au pas de manière discriminante.

D’autant que les contrôles précédents avaient donné l’occasion à l’administration de mesurer à quel point j’étais réticent à me conformer aux exigences des « bonnes pratiques » en matière d’alimentation industrielle des masses de consommateurs.

Je m’empresse de lever immédiatement un éventuel malentendu et les quelques inquiétudes qui menaceraient de vous assaillir. Je ne voudrais pas laisser croire que l’administration française serait noyautée par quelques humains zélés qui feraient preuve d’un libre-arbitre propre à orienter leurs actes sur la base de critères autres que la froide application de règlement. Vous nous avez trop systématiquement seriné que vous étiez de simples exécutants et que vous n’étiez responsables de rien pour ne pas vous prendre au mot. Cette lettre ouverte est donc de son époque ; elle ne s’adresse à personne, seulement à une machine sociale chargée de gérer nos vies concernant les modalités de bonne alimentation du cheptel humain. Vous le savez comme moi qu’il n’y a plus d’ennemi ; il n’y a que de la bonne ou de la mauvaise gestion pour garantir la « Protection des Populations et la Cohésion Sociale ».

Vous serez donc heureux d’apprendre que la contrôleuse que j’ai été forcé d’accueillir sur ma ferme a fait l’objet d’un traitement cordial comme nous sommes invités à le faire dans votre « guide des bonnes pratiques des contrôlés ». Mais je dois vous l’avouer : cette cordialité s’est faite à mon corps défendant. Je suis encore partiellement de la vieille école. Ma conformation à l’esprit gestionnaire n’est pas encore totalement aboutie. Mes insatisfactions me laissent encore bien trop souvent enclin à un sentiment de colère voire de révolte difficile à contenir et je voudrais voir encore partout des ennemis. Là encore, rassurez-vous, les dispositifs sont performants. C’est une très bonne idée et parfaitement ajustée d’inciter les contrôleurs à ne jamais s’informer quant aux sanctions financières ou pénales des manquements au respect de la réglementation. Défait de tout scrupule ou d’éventuel reliquat de sentiment de responsabilité, et donc de culpabilité, l’exécution de la tâche en est grandement facilité et il est bien difficile de trouver en ces personnes des victimes expiatoires de notre rage.
J’avais décidé que ce contrôle serait pour moi l’occasion d’une affirmation politique de refus de me soumettre à l’obligation d’affubler les oreilles de mes brebis de puces électroniques, et plus généralement à toutes les normes garantissant ce que vous nommez « traçabilité ». Pour cette raison, j’ai accueilli la contrôleuse en compagnie d’une vingtaine de personnes venue, en solidarité, affirmer avec moi ce refus. Le problème, dont je viens vous faire part par la présente, est que tout s’est malheureusement bien passé. La contrôleuse a ainsi pu constater, avec son sourire cordial et innocent, que je ne respectais en rien les modalités du dispositif de traçabilité : aucun étiquetage adéquat d’aucun des animaux, aucun bordereau de circulation des animaux qui ont quitté la ferme, aucune facture, pas de cahiers d’élevage ni d’agnelage, etc…

Tout s’est bien passé puisque mon activité, mes brebis et moi-même sommes désormais affublés d’un « 100% d’anomalie ». Reste désormais à la froide machinerie sociale qu’est l’administration agricole de donner la suite méritée en termes de sanctions. Le logiciel chargé de cette fonction ne manquera pas de supprimer l’intégralité de mes1 Nouvelle appellation de ce qui se nommait trop partiellement dans l’ancien système de gestion les « services vétérinaires », laissant improprement entendre que l’administration donnait la priorité à la santé animale en négligeant celle des humains. Les intentions sont désormais fort justement éclairées. Primes européennes, c’est-à-dire l’intégralité de mon modeste revenu et des poursuites pénales exigeront peut-être quelques menues  amendes. Ma mauvaise volonté flagrante est un aveu de trop mauvaise gestion des « risques alimentaires » pour que vous permettiez à un quelconque
consommateur de prendre le risque d’avaler une viande si peu conforme.
Je comprends fort bien vos soucis. Trop de scandale alimentaire ont épinglé l’ensemble des maillons de la filière alimentaire, l’administration elle-même, pour manquement à leurs obligations.

N’étant responsable de rien quand vous faites bien votre travail, il serait dommage que vous le deveniez pour ne pas l’avoir fait comme il se doit. Je partage en effet également le souci du travail bien fait. Mais à la différence de vous, j’y ajoute en sus deux autres soucis : celui d’une recherche d’autonomie dans la manière de mener ma vie et celui d’un sentiment de responsabilité à l’égard de mes faits et gestes. Je ne parle par ici de responsabilité « républicaine » qui doit amener chacun à « respecter » les règles communes pour le bon fonctionnement de la société, mais de cette responsabilité qui exige chaque jour une « attention » aux êtres qui nous entourent sans cesse stimulée par une autre exigence : celle d’enrichir les liens qui nous unissent. Cette dernière exigence ne vous parlera peut-être pas. Elle fait référence à d’antiques dispositions humaines, d’avant la société totale réduite à un système de gestion. Je parle d’une époque où le paysan n’était pas qu’une fonction dans un système d’alimentation des masses et où les brebis n’avaient pas que pour fonction de fournir de la viande. Je conviendrai avec vous que dans « ces temps-là » on ne manquait sans doute pas de souffrir d’indigestion, au moins autant qu’aujourd’hui. Mais dans ces temps où la publicité ne berçait personne de l’illusion qu’une société totale pourrait maîtriser l’ensemble du processus d’alimentation des masses, on pouvait encore éprouver, sans garantie, un sentiment de liberté. Celui-ci, je vous le jure parce qu’il m’arrive encore de l’éprouver, produit des conséquences étranges. Non pas celles de ne penser qu’à soi et à son propre confort, au détriment éventuellement des autres, mais le sentiment d’être pris dans des relations et d’y prendre soin parce qu’elles sont les conditions de ce sentiment de liberté. A cette époque on ne parlait pas, par exemple, de bien être animal. Prendre soin ce n’était pas répondre aux exigences de fonctionnalité productive d’un organisme pour accroître sa productivité.Vous le croirez ou pas, mais parfois il s’agissait même d’y prendre du plaisir. Pire même, parfois il s’agissait de ne rien faire, de laisser les animaux vivre sans nous, sans nos exigences, au moins quelques heures, voire quelques jours. Parfois même, mais là j’ai peur de susciter l’incrédulité de votre part, on pouvait même faire confiance à des connaissances intuitives et empiriques pour façonner des relations avec des animaux d’élevage. Maintenant que votre incrédulité est atteinte, je m’autorise à toutes les excentricités : à une époque, il paraît qu’on élevait également les enfants de la sorte. Rappelez-vous, c’était l’époque où l’encadrement éducatif, social, sanitaire, psychologique, pénal n’avait pas atteint son ambition de reproduction de citoyens conformes aux exigences d’un état capitaliste. Vous me rétorquerez aisément que mes références posent problèmes parce que cet ancien monde n’offrait aucune garantie et qu’il était en proie à la sauvagerie, chacun défendant ses intérêts avant l’intérêt commun. Certains ont théorisé cet état positivement ou négativement en le nommant libéralisme. Vous ajouterez que l’état en tant que système de gestion des masses est justement l’instance qui empêche de laisser libre cours à cette liberté sauvage et qui garantit le bien commun.
Mais en parlant de la sorte de liberté, vous la réduisez à la liberté d’entreprise. Ce n’est d’une part pas de cela dont je parle et vous êtes par ailleurs bien placé pour constater que l’état n’est pas l’instance castratrice de cette liberté d’entreprise mais bien plus l’instance qui a autorisé sa prolifération et protégé les salauds qui en tiraient profit. C’était l’instance suprême qui organisait la domination des masses administrées. Mais vous avez raison, nous n’en sommes plus là. A cette époque on y trouvait encore de bonnes raisons pour assassiner un chef d’état3 parce que sa responsabilité dans la gestion de la domination était criante. A part quelque acte de folie, on imagine mal M. Hollande, par exemple, susciter un tel sentiment de rage autorisant de telles conséquences. Il n’y a guère plus que les juges et procureurs qui, au sein de l’appareil d’état, ont encore l’occasion de susciter de tels sentiments. La révolte ne gronde manifestement pas assez pour qu’un sort adéquat leur soit réservé. Accepter de n’être qu’une fonction ou un paramètre dans un système de gestion des masses a cet avantage de ne plus pouvoir y déceler d’ennemi. Il n’y a que des fonctions et des paramètres. Il n’y a même plus à négocier quoique ce soit. Vos amis syndicalistes, sous traitant de l’administration, l’ont bien compris. Il n’y a plus qu’à procéder à des ajustements de circonstance. Mais contrairement à vous, je ne m’en
satisfais pas. S’il n’y a plus d’ennemi, toutes les raisons sont restées intactes pour en avoir. C’est bien le problème. Injustices, inégalités, humiliations, exploitation, mépris, écrasement, etc… sont toujours d’actualité. Votre chance, vous qui êtes du bon côté du manche, est que ces états de fait ne semblent plus ressentis à leur juste appréciation. Pour les ressentir pleinement, il faut être encore attaché à la liberté. Cet attachement semble faire défaut. Un plus grand impératif semble conduire les comportements dans une société moderne : la survie de la société telle qu’elle est.

Pour cela un seul horizon est convoqué et semble obtenir adhésion : la « gestion ».  La gestion n’est pas seulement un mode de gouvernance où tout doit être calculé, mesuré, évalué, surveillé, contrôlé, réglementé, réprimé, pénalisé. Cela est le scandale de l’existence de l’état depuis sa naissance. La nouveauté n’est pas dans les moyens techniques à disposition, toujours plus sophistiqués. La nouveauté, qui a déjà une longue histoire, est que cette gestion ne tient plus tant par des dispositifs que par des dispositions. Que chacun, à force de ne voir se dégager aucun autre horizon s’est résigné à mener sa vie sous le mode gestionnaire.

Pas seulement en laissant gérer sa vie par d’autres instances telles que l’état et l’industrie, mais également en prétendant gérer sa vie. Comme l’état gère ses administrés, l’administré gère son temps, ses enfants, ses relations amoureuses, son potentiel santé, etc… De sorte
qu’il n’y a plus aucun contraste entre les exigences d’un état et celui d’un individu. Silence, on gère…
Un éleveur gère son troupeau. Ou plutôt faudrait-il dire « gère son stock de viande sur patte ». Ou encore « gère son potentiel de biodiversité » dans la version écologiste de la gestion. La gestion c’est l’extinction de la vie. C’est substituer la communication à l’attention. Substituer l’échange à la relation.
Substituer l’efficacité à l’intensité. Substituer la programmation à l’imprévu. Substituer le pragmatisme à la nécessité. Substituer l’authenticité à la beauté. Substituer la survie à la simple existence. Dans la région de Fukushima, comme de Tchernobyl, prendre soin de soi passe désormais par gérer les becquerels. La vie se décompte… Plus sûrement encore que la radioactivité, ces dispositions gestionnaires pénètrent nos chairs, nos cerveaux.
Le mal est profond. Avec un brin de lucidité, vous auriez même raison de considérer cette lettre comme le résultat d’une gestion de ma haine, de ma rage. Il y a en effet une forme de calcul et donc d’abdication dans le fait de vous laisser continuer à gérer nos affaires sans que vous en subissiez les conséquences.
En attendant que d’autres, avec moi, deviennent votre cauchemar, il ne reste qu’une petite issue : me désaffilier. Je ne vous laisserai pas une énième victoire en vous octroyant la possibilité de m’interdire
d’être éleveur. Il me reste encore quelque dignité pour entamer à ce jour ma disparition en tant qu’éleveur administré. C’est la condition pour continuer à espérer un jour être paysan. Je ne vous invite pas à un méchoui pour fêter cela. Au mieux vous risqueriez l’indigestion avec une viande « non traçée », au pire la viande d’administrateur n’est pas bonne à manger.
La colère se cultive sans prime, se répand sans traçabilité et se pratique sans identification électronique.

Yannick Ogor
Eleveur de brebis en voie de disparition administrative

2 Sans aucunement vous inciter à passer à l’acte, je rappelle que l’état s’est doté d’un règlement qui l’autorise à sanctionner les contrevenants d’une amende pour le moins dissuasive de 450€ par animal non conforme…
3 Peut-être vous rappelez vous qu’à la fin du 19ème siècle, l’ex-Président de la république, Sadi Carnot, fut victime de ce retour de manche, exprimé par l’anarchiste Caserio, certes avec un brin de naïveté quant aux effets espérés.